»Ce règne de la « contre-tradition » est en effet, très exactement, ce qui est désigné comme le « règne de l’Antéchrist » : celui-ci, quelque idée qu’on s’en fasse d’ailleurs, est en tout cas ce qui concentrera et synthétisera en soi, pour cette œuvre finale, toutes les puissances de la « contre-initiation », qu’on le conçoive comme un individu ou comme une collectivité ; ce peut même, en un certain sens, être à la fois l’un et l’autre car il devra y avoir une collectivité qui sera comme l’« extériorisation » de l’organisation « contre-initiatique » elle-même apparaissant enfin au jour, et aussi un personnage qui, placé à la tête de cette collectivité, sera l’expression la plus complète et comme l’« incarnation » même de ce qu’elle représentera, ne serait-ce qu’à titre de « support » de toutes les influences maléfiques que, après les avoir concentrées en lui-même, il devra projeter sur le monde (4). Ce sera évidemment un « imposteur » (c’est le sens du mot dajjâl par lequel on le désigne habituellement en arabe), puisque son règne ne sera pas autre chose que la « grande parodie » par excellence, l’imitation caricaturale et « satanique » de tout ce qui est vraiment traditionnel et spirituel ; mais pourtant, il sera fait de telle sorte, si l’on peut dire, qu’il lui serait véritablement impossible de ne pas jouer ce rôle. Ce ne sera certes plus le « règne de la quantité », qui n’était en somme que l’aboutissement de l’« antitradition » ; ce sera au contraire, sous le prétexte d’une fausse « restauration spirituelle », une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale ; après l’« égalitarisme » de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inversée, c’est-à-dire proprement une « contre-hiérarchie » dont le sommet sera occupé par l’être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des « abîmes infernaux ».

(4) Il peut donc être considéré comme le chef des awliyâ esh-Shaytân, et comme il sera le dernier à remplir cette fonction, en même temps que celui avec lequel elle aura dans le monde l’importance la plus manifeste, on peut dire qu’il sera comme leur « sceau » (khâtem), suivant la terminologie de l’ésotérisme islamique ; il n’est pas difficile de voir par là jusqu’où sera poussée effectivement la parodie de la tradition sous tous ses aspects.

5) La monnaie elle-même, ou ce qui en tiendra lieu, aura de nouveau un caractère qualitatif de cette sorte puisqu’il est dit que « nul ne pourra acheter ou vendre que celui qui aura le caractère ou le nom de la Bête, ou le nombre de son nom » (Apocalypse, XIII, 17), ce qui implique un usage effectif, à cet égard, des symboles inversés de la « contre-tradition ».

Cet être, même s’il apparaît sous la forme d’un personnage déterminé, sera réellement moins un individu qu’un symbole, et comme la synthèse même de tout le symbolisme inversé à l’usage de la « contre-initiation » qu’il manifestera d’autant plus complètement en lui-même qu’il n’aura dans ce rôle ni prédécesseur ni successeur ; pour exprimer ainsi le faux à son plus extrême degré, il devra, pourrait-on dire, être entièrement « faussé » à tous les points de vue, et être comme une incarnation de la fausseté même (6). C’est d’ailleurs pour cela même, et en raison de cette extrême opposition au vrai sous tous ses aspects, que l’Antéchrist peut prendre les symboles mêmes du Messie mais, bien entendu, dans un sens également opposé (7) ; et la prédominance donnée à l’aspect « maléfique », ou même, plus exactement, la substitution de celui-ci à l’aspect « bénéfique » par subversion du double sens de ces symboles, est ce qui constitue sa marque caractéristique. De même, il peut et il doit y avoir une étrange ressemblance entre les désignations du Messie (El-Mesîha en arabe) et celles de l’Antéchrist (El-Mesîkh) (8) ; mais celles-ci ne sont réellement qu’une déformation de celles-là, comme l’Antéchrist lui-même est représenté comme difforme dans toutes les descriptions plus ou moins symboliques qui en sont données, ce qui est encore bien significatif. En effet, ces descriptions insistent surtout sur les dissymétries corporelles, ce qui suppose essentiellement que celles-ci sont les marques visibles de la nature même de l’être auquel elles sont attribuées, et effectivement elles sont toujours les signes de quelque déséquilibre intérieur ; c’est d’ailleurs pourquoi de telles difformités constituent des « disqualifications » au point de vue initiatique, mais en même temps on conçoit sans peine qu’elles puissent être des « qualifications » en sens contraire, c’est-à-dire à l’égard de la « contre-initiation ». Celle-ci, en effet, allant au rebours de l’initiation, par définition même, va par conséquent dans le sens d’un accroissement du déséquilibre des êtres dont le terme extrême est la dissolution ou la « désintégration » dont nous avons parlé; l’Antéchrist doit évidemment être aussi près que possible de cette « désintégration », de sorte qu’on pourrait dire que son individualité, en même temps qu’elle est développée d’une façon monstrueuse, est pourtant déjà presque annihilée, réalisant ainsi l’inverse de l’effacement du « moi » devant le « Soi » ou, en d’autres termes, la confusion dans le « chaos » au lieu de la fusion dans l’Unité principielle; et cet état, figuré par les difformités mêmes et les disproportions de sa forme corporelle, est véritablement sur la limite inférieure des possibilités de notre état individuel, de sorte que le sommet de la « contre-hiérarchie » est bien la place qui lui convient proprement dans ce « monde renversé » qui sera le sien. D’autre part, même au point de vue purement symbolique, et en tant qu’il représente la « contre-tradition », l’Antéchrist n’est pas moins nécessairement difforme : nous disions tout à l’heure, en effet, qu’il ne peut y avoir là qu’une caricature de la tradition, et qui dit caricature dit par là même difformité ; du reste, s’il en était autrement, il n’y aurait en somme extérieurement aucun moyen de distinguer la « contre-tradition » de la tradition véritable, et il faut bien, pour que les « élus » tout au moins ne soient pas séduits, qu’elle porte en elle-même la « marque du diable ». Au surplus, le faux est forcément aussi l’« artificiel », et à cet égard, la « contre-tradition » ne pourra pas manquer d’avoir encore, malgré tout, ce caractère « mécanique » qui est celui de toutes les productions du monde moderne dont elle sera la dernière; plus exactement encore, il y aura en elle quelque chose de comparable à l’automatisme de ces « cadavres psychiques » dont nous avons parlé précédemment, et elle ne sera d’ailleurs, comme eux, faite que de « résidus » animés artificiellement et momentanément, ce qui explique encore qu’il ne puisse y avoir là rien de durable; cet amas de « résidus » galvanisé, si l’on peut dire, par une volonté « infernale », est bien, assurément, ce qui donne l’idée la plus nette de quelque chose qui est arrivé aux confins mêmes de la dissolution. »


(René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, Chap. XXXIX : La grande parodie ou la spiritualité à rebours, p.261-267).

À lire sur le blog : La grande parodie ou la spiritualité à rebours – Le règne de la quantité et les signes des temps – René Guénon

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