René Guénon - Compte rendu : RIVOLTA CONTRO IL MONDO MODERNO de J. Evola (1934)

Tsukioka Yoshitoshi Faith in the third-day moon – Yukimori (Feb 1886)

[Source : https://www.artgallery.nsw.gov.au/collection/works/258.2012.23/ ]

Couverture de l’édition française, L’Âge d’Homme, 1991, L’Âge d’Homme-Guy Trédaniel, 2009 (rééd.)

[Comptes Rendus, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1986.]

Année 1934

 J. Evola. Rivolta contro il Mondo moderno (Ulrico Hoepli, Milan).

– Dans ce nouvel ouvrage, l’auteur oppose l’une à l’autre la civilisation traditionnelle et la civilisation moderne, la première de caractère transcendant et essentiellement hiérarchique, la seconde fondée sur un élément purement humain et contingent ; puis il décrit les phases de la décadence spirituelle qui a conduit du monde traditionnel au monde moderne. Nous aurions des réserves à faire sur quelques points : ainsi, quand il s’agit de la source originelle unique des deux pouvoirs sacerdotal et royal, l’auteur a une tendance très marquée à mettre l’accent sur l’aspect royal au détriment de l’aspect sacerdotal ; quand il distingue deux types de tradition qu’il rapporte respectivement au Nord et au Sud, le second de ces deux termes nous apparaît comme quelque peu impropre, même s’il ne l’entend pas en un sens strictement « géographique », car il semble se référer surtout à l’Atlantide, qui, de toutes façons, correspond à l’Ouest et non au Sud. Nous craignons aussi qu’il ne voie dans le Bouddhisme primitif autre chose que ce que celui-ci fut réellement car il en fait un éloge qui, au point de vue traditionnel, ne se comprend guère ; par contre, il déprécie le Pythagorisme d’une façon assez peu justifiée ; et nous pourrions relever encore d’autres choses du même genre. Cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître, comme il convient, le mérite et l’intérêt de l’ouvrage dans son ensemble, et de le signaler plus particulièrement à l’attention de tous ceux que préoccupe la « crise du monde moderne », et qui pensent comme nous que le seul moyen efficace d’y remédier consisterait dans un retour à l’esprit traditionnel, en dehors duquel rien de vraiment « constructif » ne saurait être entrepris valablement.

ANNEXE

Deux comptes rendus :


« – Krur (n° 9-10-11) contient, entre autres choses, la suite de l’étude sur la Tradition hermétique que nous avons déjà signalée, et un article intitulé Catholicisme et ésotérisme, où sont exprimées beaucoup de vues justes. Un autre article, à propos de notre récent livre,Autorité spirituelle et pouvoir temporel, marque une divergence sur un point essentiel, en affirmant la « non-subordination », si l’on peut dire, des Kshatriyas vis-à-vis des Brâhmanes ; c’est là une question sur laquelle, avec la meilleure volonté du monde, il ne nous est pas possible de nous montrer conciliant. »

(René Guénon, Articles et Comptes Rendus, Tome 1 , Janvier 1930.)
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« Ananda K. Coomaraswamy. Spiritual Authority and Temporal Power in the Indian Theory of Government. (American Oriental Society, New Haven, Connecticut). – Dans cet autre livre, où nous retrouvons, développées, précisées et appuyées de nombreuses références, quelques-unes des considérations qui étaient déjà indiquées dans le précédent, M. Coomaraswamy redresse une erreur commise par certains, notamment J. Evola et A. M. Hocart, au sujet des rapports du Sacerdoce et de la Royauté. Ceux-ci, en effet, ont prétendu que le Sacerdoce avait un rôle féminin vis-à-vis de la Royauté, ce qui tend naturellement à attribuer la suprématie à cette dernière ; mais c’est là un renversement complet de l’ordre hiérarchique réel. En fait, les rapports dont il s’agit sont exprimés rituellement par des formules de mariage telles que celle-ci : « Je suis Cela, tu es Ceci ; je suis le Ciel, tu es la Terre », etc. (Aitareya Brâhmana VIII, 27) ; or c’est le Purohita, c’est-à-dire le Brâhmane, qui adresse ces paroles au Roi lors du sacre (râjasûya), et non pas l’inverse comme il a été affirmé à tort. Il s’agit là d’un de ces couples dont les deux termes ne sont nullement symétriques, le premier contenant en principe le second, tandis que celui-ci est subordonné à celui-là et n’existe en somme que par lui (ce qui revient à dire qu’ils sont relativement sat et asat) ; c’est pourquoi le Sacerdoce est absolument indépendant de la Royauté, tandis que la Royauté ne saurait exister valablement sans le Sacerdoce. Ceci est d’ailleurs confirmé par l’examen des rapports entre leurs types divins : Agni, qui est le Sacerdoce (brahma), et Indra, qui est la Royauté (kshatra), ou Mitra et Varuna, qui sont aussi dans une relation similaire ; de même encore Brihaspati et Vâch, c’est-à-dire en somme l’Intellect et la Parole, correspondant ici respectivement à la contemplation et à l’action. Ce dernier point appelle une remarque importante : si la Parole est rapportée à la Royauté, c’est que, effectivement, c’est par ses ordres ou ses édits que le Roi agit et « travaille », et, dans une société traditionnelle, les choses sont normalement accomplies aussitôt qu’elles ont été formulées par celui qui en a le pouvoir (et l’on peut rapprocher de ceci le fait que, dans la tradition extrême-orientale, il appartient au souverain de donner aux choses leurs « dénominations correctes ») aussi le Roi ne peut-il jamais parler à sa fantaisie ou selon ses désirs, mais il ne doit le faire que conformément à l’ordre, c’est-à-dire à la volonté du principe dont il tient sa légitimité et son « droit divin » ; on voit combien cette conception, essentiellement théocratique, est éloignée de celle d’une « monarchie absolue » n’ayant d’autre règle d’action que le « bon plaisir » du souverain. L’auteur étudie encore incidemment beaucoup d’autres couples du même genre, tels que, par exemple, Yama et Yamî, les Ashwins (comparables à certains égards aux Dioscures grecs), et aussi les couples comme celui de Krishna et d’Arjuna, formés d’un immortel et d’un mortel, qui correspond naturellement à Paramâtmâ et à jîvâtmâ, ou au « Soi » et au « moi ». Un autre cas intéressant, dans un ordre quelque peu différent, est celui de l’Harmonie (sâma) et des Mots (rich) dans la science des mantras ; mais il est impossible de résumer tout cela, et même d’énumérer complètement toutes les questions traitées ainsi dans des notes dont certaines ont l’importance de véritables études spéciales. Pour en revenir au sujet principal, l’union du Sacerdoce et de la Royauté représente avant tout celle du Ciel et de la Terre, de l’harmonie desquels dépend la prospérité et la fertilité de l’Univers entier ; c’est pourquoi la prospérité du royaume dépend également de l’harmonie des deux pouvoirs et de leur union dans l’accomplissement du rite, et le Roi, qui a pour fonction essentielle de l’assurer ne le peut qu’à la condition d’agir de façon à maintenir toujours cette harmonie ; on retrouve ici la correspondance entre l’ordre cosmique et l’ordre humain qui est unanimement affirmée par toutes les traditions. D’autre part, le caractère féminin de la Royauté à l’égard du Sacerdoce explique ce que nous avons nous-même indiqué, ainsi que le rappelle M. Coomaraswamy, qu’un élément féminin ou représenté symboliquement comme tel, joue le plus souvent un rôle prépondérant dans les doctrines propres aux Kshatriyas ; et il explique aussi qu’une voie de bhakti soit plus particulièrement appropriée à la nature de ceux-ci, comme on peut le voir encore très nettement dans un cas tel que celui de la Chevalerie occidentale. Cependant il ne faut pas oublier que, puisqu’il ne s’agit en tout ceci que de relations, ce qui est féminin sous un certain rapport peut être en même temps masculin sous un autre rapport : ainsi, si le Sacerdoce est masculin par rapport à la Royauté, le Roi est à son tour masculin par rapport à son royaume, de même que tout principe l’est par rapport au domaine sur lequel s’exerce son action, et notamment Agni, Vâyu et Âditya par rapport aux « trois mondes » respectivement, relations qui ne sont d’ailleurs qu’autant de particularisations de celle de la Lumière au Cosmos. Il faut encore ajouter que, outre ses aspects cosmique (adhidêvata) et politique (adhirâjya) la même doctrine a aussi une application à l’ordre « microcosmique » (adhyâtma), car l’homme lui-même est la « Cité divine », et on retrouve en lui tous les éléments constitutifs correspondant à ceux du Cosmos et à ceux de l’organisation sociale, de sorte que, entre ces éléments, des rapports similaires devront être observés dans tous les cas. Les deux âtmâs, c’est-à-dire le « Soi » et le « moi », correspondent à la double nature « suprême » et « non-suprême » de Brahma, et par suite, à différents niveaux, à Mitra et à Varuna, au Dêva et à l’Asura, au brahma et au kshatra, par le mariage desquels le royaume est maintenu ; « le côté extérieur, actif, féminin et mortel de notre nature subsiste plus éminemment dans son côté intérieur, contemplatif, masculin et immortel, auquel il peut et doit être « réduit », c’est-à-dire ramené ou réuni ». L’« autonomie » (swarâj) consiste, pour un roi, à ne pas se laisser gouverner par la multitude de ceux qui doivent lui être subordonnés, et de même, pour chacun, à ne pas se laisser gouverner par les éléments inférieurs et contingents de son être ; de là, pour l’établissement et le maintien de l’ordre dans l’un et l’autre cas, les deux sens de la « guerre sainte » dont nous avons parlé en diverses occasions. En définitive, dans tous les domaines, tout dépend essentiellement du « contrôle de soi-même » (âtmâsamyama) ; c’est pourquoi, selon l’enseignement de toutes les traditions, l’homme doit avant tout « se connaître soi-même », et, en même temps, la « science du Soi » (âtmavidyâ) est aussi le terme final de toute doctrine, car « ce qu’est le Soi » et « ce qu’est Brahma » sont deux questions qui ne comportent véritablement qu’une seule et même réponse. »

(René Guénon, Etudes sur l’Hindouisme, Comptes rendus, Année 1945-1946)